Ayant abandonné son masque de Claude Cairuam en même temps que sa collaboration à l’Intermédiaire des Chercheurs et Curieux (1932-1933), Claude Mauriac publie désormais sous son nom. Tout en poursuivant des études de droit, il travaille pour lui-même dans deux directions : la critique littéraire et la création romanesque. Il publie des recensions d’ouvrages (de Jouhandeau, Claudel, Daniel-Rops…) et des nouvelles (« La Fille et le nain », « Rendez-vous à la Tour Eiffel »). En 1935, il décide de s’attaquer à un ouvrage de plus longue haleine, une nouvelle ambitieuse : « Amours inachevées ». Le Journal de cette année-là, en grande partie inédit, nous permet d’entrevoir la gestation lente et laborieuse de cette œuvre. Le futur romancier (qui n’apparaîtra que vingt ans plus tard) fait ses gammes. Il se situe dans la lignée du roman psychologique — bien difficile après Proust — et le résultat est mitigé. Mais regardons l’apprentissage. Première mention le 8 avril 1935 : « Je m’arrête un instant à la Source où je commence une nouvelle (la précédente inachevée, ce qui était déjà écrit ne collait pas) ». Et le 12 : « Après dîner je travaille à ma nouvelle commencée sous sa nouvelle forme à la Source le 8 avril. Titre provisoire “L’impossible amour”. Un beau sujet un peu scabreux et que je vais essayer de traiter sans me presser. » Puis revirement : « J’abandonne ma nouvelle “L’impossible amour”, réservant pour plus tard ce difficile sujet. Je n’ai pas encore l’expérience nécessaire. Mais je tiens à ce sujet » (17 avril). Malgré cette déclaration, on le voit s’y remettre le 18 et le 19 et proclamer triomphalement le 20 : « … j’y travaille beaucoup… au point de l’achever. » Mais tout de suite regard critique sur sa nouvelle : « J’en fis la lecture à Claire. Et cela me permit de la juger, de m’évader de l’élan créateur pour considérer objectivement ce que j’avais écrit. D’où cette attitude : il faut recommencer la plus grande partie, changer le dénouement, travailler plus la partie psychologique, moins donner dans la facilité […]… Ma nouvelle est à refaire. Pourtant je suis heureux du travail accompli. » Le bonheur de créer. Comment s’arracher à ce bonheur ? Aussi voit-on Claude Mauriac, qui se trouve en vacances à Vémars, s’acharner sur sa copie : « Je travaille ma nouvelle jusqu’au dîner. J’écris avec joie. Un véritable enthousiasme s’empare de moi. Je suis content… Je crois que ce ne sera pas trop mal » (21 avril). « Rien à noter sinon que ma nouvelle m’amuse beaucoup à écrire, et que je suis assez content du tour qu’elle prend » (22 avril). « Je termine ma nouvelle que j’intitule du moins provisoirement : “Une lettre d’amour”. Je la lis à Bruno… Il trouve ma nouvelle assez bonne. Espérons que son jugement est bon » (23 avril). « Je travaille presque toute la journée à ma nouvelle. J’écris à nouveau, reprenant le début, refondant mon texte avec amour… J’hésite entre plusieurs titres : “Les incertitudes du cœur”, “Les alternatives amoureuses”, etc. » (26 avril). « Je recommence ma nouvelle : mon sujet était trop “tiré par les cheveux”. Je ne pouvais arriver à paraître humain dans un cadre aussi faux. Je reprends donc mon idée initiale (celle du 8 avril). C’est dur à écrire, mais j’y mettrai le temps. Inutile de me presser, de toutes façons, je dois reprendre mon travail [étude du droit]. Heureusement du reste qu’une grande partie de ce que j’ai écrit sous le titre “Les incertitudes du cœur” colle encore… » (28 avril). Dernier jour à Vémars. « Je travaille à ma nouvelle qui me passionne. Sujet un peu délicat sur un amour… inachevé. » Retour à Paris. « Après dîner Jean Davray vient me voir. Je lui lis ma nouvelle. Il me fait quelques très importantes critiques… mais je possède là un beau sujet… Hélas ! il va me falloir l’abandonner momentanément car les examens approchent et l’heure est venue de travailler à grand rendement » (29 avril). Mais il est difficile de s’arracher au travail créateur pour se livrer au « bachotage ». Claude Mauriac se donne encore un sursis, surtout que le 1er mai est festif : « Dans Paris que recouvre la foule des marchands de muguet, je marche heureux de vivre, d’exister, désirant créer moi aussi quelque chose de beau. J’ai un magnifique sujet… Dès que je serai libéré des examens je m’y mettrai… Le tout est d’avoir de la patience, de ne pas trop tenir à ce qu’on a déjà écrit ! Ce qu’on a couché sur le papier a trop tendance à prendre d’emblée une valeur définitive. On a trop de regret de supprimer ce qu’on a sorti de soi-même : il faut lutter contre la facilité, être exigeant pour soi-même. Ainsi je ne devrais pas hésiter à déchirer la plupart des pages qui m’ont ces vacances de Pâques donné beaucoup de mal à écrire. Mes modèles : Stendhal, Constant et Radiguet » (1er mai). Et le 7 mai : « Je relis Adolphe : avec Radiguet, Constant doit être mon maître. La simplicité du style. Pas de bavardage. Une langue nette aux arêtes fines. Et dans l’analyse psychologique le maximum de clairvoyance. Me garder de ma facilité : ne pas abuser de la description, de l’atmosphère… Je prends au sujet de mon “amour inachevé” beaucoup de notes. Un magnifique sujet. Il faut que j’en vienne à bout. Coûte que coûte. En tous les cas cette histoire où il entre tant de moi-même, où il n’entre même que de ma propre vie, tient à mon corps, à mon cœur… Ce sera un véritable accouchement. » Enfin le jeune auteur quitte son sujet pour le travail scolaire. Non sans quelques sursauts : « Ma nouvelle me tourmente. J’ai une envie folle de l’écrire » (17 mai). « Envie folle d’écrire ma nouvelle. Mais elle mûrit en moi, change insensiblement de forme, gagne en précision, en vérité. » (24 mai). Grande coupure des examens. Le 14 juin, Claude Mauriac passe à la Sorbonne les examens de morale et sociologie. Le 17 juin, ce sont les épreuves de droit (2e année). Le 24 juin il apprend qu’il est admissible en morale et en sociologie, et le lendemain en droit. Le 26 juin, oral de morale, avec Bayet, dont il est content ; mais en sociologie, il est coulé par Bouglé. Le 3 juillet, oraux de droit. Il est reçu. Soulagement. Après quelques jours de détente, il se remet à sa nouvelle : mention de cette reprise les 7 et 8 juillet. Le 10, quelques lignes : « Je rentre travailler à mes “amours inachevées”. C’est pénible. Ça va mal. Je veux aller trop vite… Si jamais je réussis ce ne sera pas sans lutte ! Demain je me remets au travail avec plus de méthode… Il faut peiner pour faire bien. » Il part en vacances à Vémars le 15 juillet et se penche tous les jours sur son œuvre. Il note le 18 juillet : « J’ai peur que mes “Amours inachevées” soit un livre bien froid, bien sec… Il faudrait animer un peu tout cela. C’est vrai au point de vue psychologique, mais il y manque la vie ambiante, la vie sociale, etc. Mais c’est peut-être une qualité. » Une visite chez les Vallery-Radot, aux Alleux, n’arrête pas la composition : « Auparavant j’avais lu à Jacques ce qui est écrit de ma nouvelle et qui lui plut assez » (24 juillet). À Vémars, de nouveau : « Travaillé le matin à ma nouvelle… Mes “amours inachevées” me donnent du souci pour l’avenir. J’en arrive enfin au point délicat. Comment m’en sortirai-je… et en 100 pages ou moins ? Car il faut écrire cela encore… (il y en a déjà 43) » (30 juillet). Au mois d’août, il part en grandes vacances au Pyla, dans le bassin d’Arcachon. Toutes les distractions, nombreuses et variées, ne l’arrachent pas totalement à son projet littéraire. « J’essaye de reprendre ma nouvelle dans la matinée et à cet effet j’échange avec mes sœurs qui s’en fichent ma mauvaise table contre le bon bureau… Mais je me heurte à des difficultés bien autrement ennuyeuses parce que d’ordre psychologique. Il ne s’agit plus d’empêchements matériels, mais de difficultés imprévues. Je me suis enlisé. Il faut faire marche arrière, déchirer de nombreuses pages, tout reprendre depuis la page vingt » (5 août). Alternance d’espoirs et de désespoirs : « “Amours inachevées” s’éclaire à nouveau : je vois le jour ! Cela sera bien pénible de le trouver et de suivre jusqu’au bout cette voie étroite. Mais enfin je ne me débats plus dans les ténèbres d’hier. Soudain brille la sortie du tunnel » (6 août). « Travaillé le matin à ma nouvelle… Je passe pour “Amours inachevées” par des alternatives de désespoir et d’espérance … Mais ça ne va pas fort ! Je ne crois pas pouvoir arriver jamais à en venir à bout » (8 août). Tous les jours, notation laconique : « Je travaille à ma nouvelle » (cf. Ta 1, 209). Fin du séjour au Pyla. Claude Mauriac passe le mois de septembre à Malagar. Il y trouve d’assez bonnes conditions de travail et ne boude pas sa peine comme en témoignent les notations quotidiennes de son Journal, généralement brèves, mais parfois plus explicites. « Je travaille toute l’après-midi à mes “amours inachevées” que je termine… C’est-à-dire que j’en écris triomphalement le mot fin… Mais il reste à fignoler. Le gros est fait : reste un long travail aussi intéressant du reste. Il faut remettre l’ouvrage sur le métier. Je connais la valeur du conseil : “Polissez-le sans cesse et le repolissez.” Je veux surtout que cette nouvelle soit construite. Il y a des plans différents, des masses qui s’équilibrent. Il s’agit de faire concorder tout cela pour qu’il se dégage de l’ensemble une impression d’harmonie. J’ai de hautes ambitions et sans doute ne réussirai-je pas. Mais je fais mon apprentissage et je ferai de mon mieux. Ce travail de finissage va me prendre de longs jours encore. Le tout est que ce soit terminé pour la rentrée. Mais je pousserai plus avant s’il le faut » (2 septembre). « Après dîner, je lis une partie de ma nouvelle, une grande partie, à papa, maman et oncle Jean. Grosse déception de ma part… Malgré leurs compliments, je vois que ce n’est pas bien. Ma désillusion est douloureuse. Avoir tant travaillé… Enfin… On recommencera à bûcher » (6 septembre). « Après déjeuner je commence à taper à la machine (celle des parents) mes “amours inachevées”. Ne la connaissant pas je vais bien lentement et maman doit me donner de temps en temps un coup de main » (7 septembre). « Lu dans la NRF un extrait de Proust que je ne connaissais pas encore : la mort d’Albertine. Je suis enthousiasme, mais confondu : en un paragraphe Proust met plus de vérité humaine que dans toute ma pauvre nouvelle. Quelle richesse ! » (16 septembre) (cf. Ti 10, 406). « Au Pyla, je péchais dans ma nouvelle par trop de froideur. Ici, inversement, je m’en rends enfin compte, par excès de romantisme. Il est temps d’y remédier. Être simple. Se méfier du sublime. Ce qui humainement est vrai et correspond à quelque chose de très vivant en vous de bouleversant, ne gagne pas à être rapproché. C’est une veine qui fut déjà trop exploitée. Se méfier de la banalité. La banalité apparaît plus grave dans les sentiments décrits que dans les mots employés. Ne pas vouloir enfermer dans le cadre d’une nouvelle toute son expérience humaine ! Choisir. Ne pas tout dire. Ne pas vouloir éblouir. Être vrai. Traiter consciemment le sujet choisi sans le déborder ni viser au chef d’œuvre. Voici qui me permettra de sabrer sans pitié demain des pages qui me donnèrent ces jours-ci bien du mal » (19 septembre). Le 25 septembre, retour à Vémars, puis à Paris. « Je dépose en passant les “Amours inachevées” chez Davray. Grande joie à la maison de retrouver ma chambre, l’appartement si sympathique avec tous ses livres » (30 septembre). « Jean Davray me fait des “Amours inachevées” une très intelligente et précise critique qui me désoriente d’abord et m’attriste car signifiant pour moi : rien n’est fini ; il faut tout remettre en chantier… J’y suis résolu du reste : rien ne presse, pourquoi se hâter de publier ? Je vais reprendre ma nouvelle, la remanier car Jean m’a fait apparaître de réels défauts. Il aime l’essentiel de ces pages. C’est un défaut de composition qu’il me reproche. Et il a raison. Au travail ! Et soyons consciencieux » (1er octobre) (cf. Ti 10, 53). « Après déjeuner, je me rends chez Jean où je passe une journée délicieuse. Il me montre à nouveau les corrections nécessaires aux amours inachevées, fort judicieuses pour la plupart et qui sont moins importantes que je ne l’avais d’abord pensé puisque nous les faisons sur place et que je n’ai plus qu’une heure à consacrer, à la maison, à la réadaptation définitive » (2 octobre) (cf. Ti 10, 56). « Téléphonage de Bernard Barbey enthousiaste des “Amours inachevées” que je lui ai donné à lire. Il me demande de collaborer à dont il a maintenant la direction de fait… » (9 octobre) (cf. Ti 10, 61). « Après dîner, au salon, papa commence la lecture d’“Amours inachevées” et m’indique de nombreuses corrections » (12 octobre) (cf. Ti 10, 62). « Après dîner papa termine la lecture des “Amours inachevées”. Grosse déception pour moi : il y trouve de grandes qualités (ça c’est la sauce pour faire passer le reste) mais ne me conseille pas de publier cette nouvelle. “C’est un bon exercice, dit-il. Mais l’ampleur de l’apparat psychologique déployé ne s’accorde pas à un sujet si mince et peu nouveau en somme.” Il a raison, sans doute, et je suis bien triste au souvenir de tant de travail pour un si piètre résultat » (13 octobre) (cf. Ti 10, 62). Malgré le conseil de son père, Claude Mauriac, après quelques remaniements, publie sa nouvelle. Elle paraît dans La Revue Hebdomadaire en deux livraisons, en février et mars 1936. Brève mention du Journal : « Parution de la dernière partie des “Amours inachevées”. Papa trouve cela bien » (7 mars 1936). Voici cette nouvelle que Bruno Beckert a exhumée pour nous. Chacun pourra se faire son opinion. Jean Allemand |
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Ce fut au bal de Mme Déshorly que je pressentis pour la première fois l’inanité de mon amour. Mais ce que je devinai ce soir-là ne devait m’être clairement révélé que plus tard et, après avoir été tout d’abord atterré, je n’y attachai bientôt plus d’importance. Cette nuit de juin où, dans les jardins d’Auteuil, les Déshorly donnèrent cette réception dont tout Paris parla à l’époque, succédait à une journée de grosse chaleur, et la fraîcheur que j’y trouvai me ravit. Mme de Vegard et sa fille n’étaient pas encore arrivées. J’allai, en attendant, de groupe en groupe, serrant quelques mains, indifférent à ces visages trop souvent rencontrés et ne pensant qu’à Marthe. L’accordéon était en honneur cette saisons-là et, de l’orchestre, sa plainte saccadée jaillissait dans la nuit. Des projecteurs dissimulés dans les buissons donnaient aux feuillages une teinte étrange, et leurs masses mouvantes, d’un vert éclatant, semblaient plus immatérielles que le ciel nocturne. Deux fois déjà, je m’étais rendu au buffet, heureux d’y trouver un champagne honnête. Et j’allais à petits pas, frôlant des couples que j’identifiais à leurs voix mais que je feignais d’ignorer. Des robes légères aux teintes très douces fuyaient devant moi ; l’accordéon ne cessait que pour faire place à un jazz dont les airs charmants, venus de Londres et encore inconnus à Paris, devaient être à la mode l’hiver suivant. Je ne songeais à rien qu’à mon amour et le reconnaissais à ce frémissement intérieur, à cette fièvre répandue en mon corps. Le rire fou de la maîtresse de maison et la voix en fausset du comte d’Arlen s’élevaient au-dessus du bourdonnement de la fête ; j’étais heureux et ne souhaitais même plus l’arrivée de Marthe, tant je la sentais présente en moi, mêlée à mon existence même ; Et, subitement, je la vis. Elle venait vers moi, accompagnée de ses parents. Je les saluai. M. de Vegard, presque aussitôt, entraîna sa femme, me disant, comme d’habitude avec son bon sourire : — Je te confie ma fille, Gilles. J’ai oublié les mots dont Marthe m’accueillit et, de la conversation qui suivit, je n’ai rien retenu. Sans doute échangeâmes-nous, ainsi que de coutume, d’insignifiantes paroles. Mais je me revois dansant avec la jeune fille sous les arbres, non loin de fleurs invisibles dont l’air était embaumé. Elle portait ce soir-là une robe d’un rose mat, très pâle. Je me souviens surtout des manches bouffantes, d’où s’échappaient ses bras bruns, et aussi de la jupe qui, en s’évasant, formait dans le dos une courte traîne ; A mon amour se mêlait un grand orgueil dont je devais être, par la suite, un peu confus : j’étais fier d’être celui qu’avait élu cette jeune fille, célèbre pour sa beauté, et parce que son père, Adolphe de Vegard, était le grand peintre que l’on sait ; aussi souriais-je avec, sans doute, un peu de suffisance. Une valse nous jeta sur un banc, l’un après l’autre, si essoufflés que nous restâmes là, sans mot dire, la main dans la main. Ma tête tournait un peu. Je fermai les yeux. Le jardin et ses lumières, ses danseuses disparurent, et subsistèrent seules la rumeur de la fête, l’odeur des roses cachées et, dans ma main, la paume tiède de Marthe. Mon amour m’était pour la première fois rendu sensible : ce frémissement tout intime que j’avais seul connu jusque-là avait fait place à une présence, à quelque chose qui m’était donné du dehors. Deux accordéons jouaient en sourdine ; leurs voix graves se répondaient, mêlant quelque tristesse à ma joie : une de ces mélancolies qui est plus douce que le plaisir. Mais un choc soudain me tira de ma rêverie. Dans un mouvement presque brutal, Marthe s’était blottie contre moi. Je ne bougeai pas, trop surpris pour ébaucher un mouvement, et le plaisir qui m’envahissait ne m’en donnant pas l’envie. Une mèche de cheveux effleura ma joue ; je sentis sur mon visage un souffle court. Elle demeura ainsi jusqu’à ce que je me fusse arraché d’un mouvement brusque. Je me retrouvai debout, observant la jeune fille, toujours affalée sur le banc, très pâle dans sa robe rose, les bras un peu écartés du buste ; Elle avait rougi légèrement ; sa poitrine haletante soulevait sa robe. Et c’étaient à nouveau la rumeur de la fête, les appels étouffés et, dans la pénombre, les lumineux éclats des robes. C’est alors que j’eus le pressentiment qu’il s’était passé entre nous quelque chose de sérieux. L’impression ne fit qu’effleurer mon esprit et je n’y pensai bientôt plus. Mais cet état de malaise s’étant prolongé, je m’étonnai d’un chagrin dont je ne pouvais plus rendre les accordéons responsables. Je suivis dans l’allée obscure Marthe qui s’était levée et dont le rire m’agaça. Il y eut alors une sorte de gêne, et ce fut avec soulagement que je vis sa mère la chercher pour rentrer.
Lorsque j’avais été présenté à Marthe quelques mois auparavant, j’avais été ébloui par la naissance d’un sentiment qui n’avait rien de commun avec l’amour tel que je l’avais ressenti jusque-là. Cette émotion, dont j’étais possédé, me donnait du monde une vision étrange : chaque minute de vie était remplie d’un charme dont la douceur me bouleversait. Il me semblait qu’à cette révolution de tout mon être répondait dans la nature une transformation semblable ; je croyais voir pour la première fois la lumière et le ciel ; les êtres aussi avaient un autre visage : le même mystère les transfigurait, qui donnait aux maisons, aux arbres, au moindre objet cette apparence nouvelle. Avant de rencontrer Marthe, l’amour ne m’avait jamais touché assez profondément pour que la trahison ait pu me faire souffrir ailleurs que dans ma vanité. Aussi me croyais-je désabusé à vingt ans, bien que mes tristes aventures ne m’eussent coûté aucun déchirement. Cette expérience de la vie, à peine ébauchée, je la croyais définitive. Très tôt, j’avais cherché à me griser, espérant trouver un bonheur qui ne serait pas chimérique et dont la possession me rassurerait. Je ne devais rencontrer dans cette recherche du plaisir que d’autres raisons de désespérer et j’allai d’autant plus loin dans le dégoût de moi-même que je fus toujours peu enclin à me faire illusion sur mon propre cœur. Je n’évoque pas sans répulsion cette période si vaine de mon existence où je menais une étrange vie nocturne. Je fréquentais ces cabarets, tous identiques, et que l’habitude me fit trouver bientôt aussi mornes qu’ils apparaissaient sans doute à ces femmes qui s’y rendaient chaque soir, non pour oublier leur vie, mais afin de pouvoir vivre. Du portier à la dame du vestiaire, je connaissais tout le monde. Le barman m’avait toujours en haute estime et il n’était pas rare que je le tutoyasse. De ces nuits de plaisir, si tristes, je n’espérais plus de révélation, mais je restai assez sensible au charme du dépaysement pour attendre l’aube sans hâte. Ce dont je ne pouvais me lasser, c’était de ces clairs-obscurs qui vous entraînaient hors du temps : des figures illuminées jaillissaient de la nuit, où un bras blanc faisait dans les ténèbres un grand geste ; ou bien, c’étaient des corps enlacés par la danse que je ne distinguais plus l’un de l’autre. La musique et l’alcool achevaient de me désorienter : il m’arrivait de fixer obstinément le même coin d’ombre où un visage de femme, pacifié par la lumière voilée, qui l’éclairait seul, avait l’immuable apparence des statues antiques. L’accordéon, les rires, les appels se fondaient en une étrange rumeur où les notes discordantes restaient musicales, semblant se détacher sur la mélodie pour en faire mieux ressortir l’harmonieuse unité. Des mains invisibles bombardaient les danseurs de plumes multicolores et un adolescent, un soir, en fut couvert comme un saint Sébastien. Je connus le goût de vieux pansement du whisky. Je hantai ce très sélect café du boulevard Montparnasse où je me mêlai à un étrange monde d’êtres blêmes. Je connus ces retours à l’aube, après les dernières danses d’où était née une telle lassitude : un taxi m’emmenait à travers la ville ; avec le jour naissait quelque animation ; les estaminets s’ouvraient, des ouvriers passaient à bicyclette, que j’enviais parce qu’ils commençaient, après un bon repos, une journée de travail. Sur le ciel terne, les lumières pâlissaient. Je connus ces moments de tristesse, lorsque, rentré dans ma chambre, je m’apprêtais à me coucher. Mon pyjama était là, sur le lit, préparé depuis longtemps déjà ; un peu de jour venait entre les rideaux mal joints ; sur mon balcon, des oiseaux chantaient. Je connus cet écœurement au réveil : la bouche pâteuse où la nicotine et l’alcool semblaient avoir déposé un enduit solide. Je connus ce dégoût de n’être pas digne de moi-même : mais il me restait de me mépriser, et j’en éprouvais, je l’avoue, une grande délectation. Cela dura ainsi jusqu’à ce jour d’hiver où je rencontrai Marthe de Vegard.
J’ai toujours eu le flirt en horreur. Il m’arrivait de vivre une semaine auprès d’une femme en demeurant à ce point indifférent qu’aucun de ses appels ne parvenait jusqu’à moi. Puis, soudain, je la trouvais belle et il ne s’agissait dès lors plus de discours. Pourquoi donc n’ai-je pas opposé à cette enfant de dix-sept ans à qui on me présenta, un soir, dans un bal, la réserve dont j’avais toujours eu à me louer, et par quel miracle, l’ayant admirée dès le premier regard, ne tentai-je aucun de ces gestes dont je devais à une longue expérience de connaître l’efficacité ? C’était un soir de décembre, dans les salons de Mme Dréan. Pour bien des personnes, ce bal fut le comble de l’ennui et je n’y serais certes pas longtemps demeuré, tant étaient nombreux les invités et les pièces exiguës, si je n’avais rencontré cette jeune fille. Entre nous deux s’interposa d’abord le jeune médecin Jean-Louis Dauvherlan qui nous avait présentés l’un à l’autre, mais il s’effaça bientôt et je restai seul avec Mlle de Vegard. Une grande fraîcheur me charmait par-dessus tout en elle, et je ne remarquai d’abord pas qu’elle fût jolie ; ou, tout au moins, cela me parut de si peu d’importance que je ne m’en souciai guère. Une beauté comme la sienne n’est pas si rare et n’eût pas suffi à me la faire aimer s’il ne s’y était ajouté cette pureté d’expression, cette grâce un peu naïve que je ne retrouvais pas seulement sur son visage, mais aussi dans le moindre de ses gestes. Je n’avais jamais observé, avant ce soir-là, l’émoi d’une jeune fille qui découvre l’amour. Lorsqu’une femme se troublait en ma présence, j’y voyais l’expression d’un désir que je méprisais alors même que j’avais déjà songé à en profiter. Une spontanéité si confiante était pour moi toute nouvelle : elle me séduisit comme si, pour la première fois, l’hommage d’une femme s’adressait véritablement à ma personne et non pas à un corps semblable à mille autres qui l’eussent pu aussi bien remplacer. Et j’essayai de me montrer digne de l’attention dont j’étais l’objet ; je savais que nos parents s’étaient connus autrefois, et ce me fut un prétexte pour échapper aux phrases mesurées du monde et engager tout de suite la conversation sur un ton cordial. Je parlai, je m’en souviens, dans une sorte d’exaltation ; Mlle de Vegard montrait la même chaleur. Chacun de mes mots portait ; je voyais ce visage levé vers moi, de frémissement en frémissement, se modifier peu à peu, le regard changer, la voix prendre un timbre nouveau ; la peau elle-même avait une coloration que je devinai inhabituelle. A la fin de la soirée, je sentis que Marthe de Vegard ne m’oublierait plus et que je pouvais m’en aller, rassuré. Lorsque, le lendemain, je raisonnai de sang-froid, je m’étonnai d’avoir pu me conduire sans réflexion avec une telle habileté. J’avais été accoutumé à ne rien improviser dans les affaires du cœur ; toujours m’avaient guidé des plans mûrement combinés à l’avance et que l’expérience me permettait d’améliorer. Sans doute, mes précédentes amours avaient-elles été toutes entachées d’artifice puisqu’il m’avait suffi d’être vraiment ému la veille au soir pour ne plus employer ma tactique habituelle. Mais la passion dont j’étais affecté, parce qu’elle venait seulement de naître et n’avait pas acquis toute sa force, me laissait encore assez de lucidité. Je songeai à me compromettre le moins possible. C’est ainsi que, redevenant fidèle à ma prudence d’autrefois, je résolus de me taire. Il était d’une sage politique de laisser Mlle de Vegard faire les premiers pas : sa démarche la mettrait, croyais-je, dans ma dépendance. C’était compter sans la nature de mon nouvel amour. Je supportais naguère d’attendre parce que la patience faisait partie de mes plans. Mais il ne s’agissait plus maintenant de manœuvres exécutées de sang-froid : la violence de mon sentiment m’empêchait d’être calme, et si j’avais eu l’énergie dernière de décider que je laisserais Mlle de Vegard venir à moi, il ne me restait, pour tenir ma promesse, que bien peu de force. La journée qui suivit le bal de Mme Dréan fut pourtant assez douce et je ne réalisai pas encore les conditions anormales qui allaient s’opposer à ma tranquillité. Comment aurais-je souffert de l’absence d’une femme dont je possédais en moi l’image vivante ? Une joie excessive me la rendait présente : je voyais son regard attaché au mien, j’entendais à nouveau le son un peu rauque de sa voix ; il me semblait retrouver son parfum. A chaque instant, de nouveaux souvenirs surgissaient qui me rendaient mon bonheur si réel que je ne pouvais plus le conserver secret et cherchais des moyens détournés de le publier ; Moi qui avais toujours si bien su donner le change sur ma vie sentimentale, je perdis ce jour-là toute ma maîtrise : je crus être calme et ne rien laisser paraître de mon secret aux amis que je rencontrai ; je sus plus tard combien, au contraire, je m’étais trahi, éprouvant le besoin de nommer Mlle de Vegard à tout propos et me livrant sur la joie de vivre à de stupéfiants discours. Le monde, il est vrai, m’apparaissait si nouveau, chaque être me semblait à ce point complice de mon amour que je ne pouvais m’empêcher de glorifier l’existence. Mes camarades riaient, et je croyais que c’était leur joie de découvrir, eux aussi, le sens caché de l’univers. Eussé-je deviné l’ironie de leurs regards que je m’en fusse pas trouvé affecté. Peu m’importaient maintenant ces garçons : j’aimais, j’étais aimé, cela seul comptait encore, cela seul était vrai. Je ne croyais à la réalité de rien d’autre : l’amitié m’était devenue aussi étrangère que la souffrance ou la mort. Certes, ces choses existaient, mais elles ne me concernaient plus. J’étais hors du jeu ; rien ne pouvait plus m’atteindre. Je vécus donc cette première journée heureux. J’avais tout oublié de mon passé : des images mortes le composaient, si incolores et indécises que j’avais peine à me les attribuer. Mon amour avait fait de moi un homme nouveau qui, pour la première fois, était initié à la réalité profonde de la vie. Délivré de mes doutes, de mes désespoirs, de ces mesquines tristesses dont j’avais été longtemps absorbé, je voyais naître en mon cœur une espérance si magnifique que l’idée de la mort elle-même ne prévalait pas contre elle. Le lendemain, je fus occupé toute la matinée par la visite d’un de mes cousins que je n’avais pas vu depuis longtemps, ses affaires l’ayant appelé plusieurs années à Madagascar. Il m’emmena déjeuner dans un restaurant de la rive gauche, et nous eûmes tant de choses à nous raconter que je me trouvai distrait de moi-même. Pendant que je parlais, je sentais mon bonheur endormi en moi, soudain si faible que je me demandai, au milieu du repas, si je n’étais pas guéri. Mon cousin m’ayant quitté, je m’étonnai de ce détachement où se mêlait, maintenant que j’étais seul, une tristesse nouvelle. Je marchais le long des quais, déserts par ce jour de décembre, considérant en moi ces quelques mots en qui tenait toute ma raison de vivre : « Mlle de Vegard m’aime … » Je répétais indéfiniment la courte phrase pour en bien réaliser tout le sens, la désarticulais afin d’en analyser chaque mot. J’avais peur de ne pas assez comprendre, de ne pas savoir pleinement profiter de ma joie. Mais c’était seulement parce que je m’y habituais déjà, non parce que je la méconnaissais, que je me trouvais si calme. C’était aussi parce qu’elle ne me suffisait plus : mais de cela, je n’avais pas encore conscience … M’étonnant d’une quiétude trop soudaine, j’eusse voulu retrouver le bonheur des premiers moments. Que signifiait cette impassibilité où s’ajoutait une sorte d’angoisse? Fallait-il déjà recourir à des moyens artificiels pour goûter mon plaisir? Je m’efforçais alors d’évoquer le visage de Mlle de Vegard, si beau que son apparition ferait sans doute renaître l’enchantement. Mais les traits de la jeune fille m’échappaient ; son image, que je croyais si bien posséder, était devenue peu à peu imprécise, s’était effacée de mon souvenir ; je ne me rappelais plus la couleur des yeux, ne revoyais même pas la forme de la bouche. Il ne subsistait en moi qu’une silhouette schématique et vague. C’est alors que, pris de vertige, je dus m’appuyer au parapet. Une douleur presque physique me tint là, quelques secondes, sans autre pensée que celle de ma souffrance. Lorsque je revins à moi, je vis les eaux sales de la Seine et, sur la berge, un vagabond étendu. Je frissonnai : cet homme endormi allait certainement prendre mal … Je demeurai immobile, l’œil attaché aux flots jaunâtres, sans bateaux ni gaieté, comprenant que si ma joie s’était tue, mon amour demeurait plus violent qu’aux premières heures : c’était de l’absence de Mlle de Vegard que je souffrais. Je trouvai pourtant ce jour-là une dernière occasion d’appr écier mon bonheur. Ce fut au terme de ma promenade, lorsque j’eux quitté les quais glacés pour l’atmosphère tiède d’une brasserie. Mes membres gelés sortirent de leur engourdissement, et le plaisir que j’en ressentis m’aida à goûter encore la joie d’être aimé. Je murmurai, presque à mi-voix : « Marthe m’aime … » Et parce que, pour la première fois, j’employais ce prénom, j’eus la fugitive impression de connaître depuis longtemps celle qu’il désignait. Son image, reparue dans toute sa netteté, me sembla même si familière que, pendant quelques instants, je pus croire à la possibilité d’un amour facile. Mais lorsque je me retrouvai dans la rue où la nuit tombait, je connus à nouveau l’angoisse d’être loin de Marthe de Vegard. J’allai jusqu’à douter de son amour et, l’avouerai-je ? de son existence même.
Comme le lendemain je n’avais toujours rien reçu, mon anxiété me fit oublier tous mes plans et je me mis en quête d’un moyen d’atteindre la jeune fille. Je réalisai seulement combien ma présomption avait été grande de ne pas solliciter dès le premier soir un rendez-vous qu’elle m’eût certainement accordé. Restait de lui écrire. N’importe quel annuaire me donnerait l’adresse de ses parents. Je me résolus sans peine à cet expédient, trop désireux de mettre fin à mon angoisse pour craindre les suites de ma démarche. Je pensais du reste naïvement disposer de plus d’un moyen pour reprendre l’avantage que mon empressement m’aurait fait perdre. Or il arriva que M. de Vegard, probablement pour échapper aux solliciteurs (le peintre faisait déjà à l’époque partie de commissions et jurys de toutes sortes) n’avait livré au public ni son adresse, ni son numéro de téléphone. Je fus atterré de cette découverte ; et, parce qu’il m’était impossible de joindre la jeune fille, j’imaginai tout de suite le pire. J’oubliai que de n’avoir pas trouvé dans l’annuaire l’indication cherchée m’avait seul découragé, et je déduisis de cette absence de renseignements que rien ne m’eût servi de les posséder. Mlle de Vegard, devenue matériellement inaccessible, me sembla éloignée de moi par des obstacles bien plus importants parce qu’ils étaient d’ordre spirituel. Il m’apparut que si, depuis trois jours, elle n’avait pas jugé bon de me faire signe, c’était qu’elle avait oublié son danseur d’un soir. Sans doute avait-elle rencontré, depuis le bal Dréan, un autre garçon plus séduisant ou dont le seul mérite avait été de lui faire la cour le dernier. Peut-être aussi aimait-elle quelqu’un depuis longtemps déjà ? Je ne doutais plus que, l’autre soir, elle ne se fût amusée de moi. C’était un de ces instants de débâcle morale où aucun raisonnement n’a plus de prise sur vous. Ce que l’on s’était habitué à considérer comme établi s’effondre. C’est la panique. A l’origine de ce désespoir, il y a souvent un fait insignifiant, comme la petite contrariété de ne pas trouver dans le Bottin une adresse cherchée : mais quelles conséquences l’esprit affolé ne tire-t-il pas de cet obstacle qu’un peu de réflexion, peut-être, aurait aplani ! Je me revois dans le salon obscur où je m’étais réfugié, persuadé que mon amour n’était aucunement partagé, cet amour que je n’avais pas encore senti si passionné et dont je souffrais pour la première fois. Personne n’était rentré : la nuit tombait, on avait oublié de fermer les persiennes. Le cri grêle d’un phonographe résonnait dans la rue où subsistait encore une dernière lueur de jour. Des fenêtres s’allumaient en face, le long de l’immeuble, remplissant la pièce d’une clarté indécise. Une femme riait à un autre étage. Je m’étais assis sans avoir le courage de fermer les contrevents ni d’allumer. Non, aucun moyen ne s’offrait plus pour moi de retrouver Marthe. Marthe ! Mais je ne me reconnaissais plus le droit de l’appeler ainsi ! Elle resterait toujours pour moi Mlle de Vegard, une jeune fille que je rencontrerais probablement quelquefois dans le monde. Je la saluerais d’un air distrait, nous échangerions avant de nous séparer quelques paroles inutiles … A cette pensée, une joie confuse m’envahit, se mêlant à ma tristesse ; déjà la douleur m’avait rendu humble, et je me sentais capable de goûter ces brèves rencontres comme une faveur. Un autobus ébranla les vitres. Quelle solitude, Gilles ! Dans ces demi-ténèbres tu pouvais secouer la tête, parler à mi-voix sans être ridicule ; Qu’avais-tu donc à faire ce geste de la main ? Que signifiait ce froncement de sourcils ? Avais-tu trouvé un moyen d’avoir l’adresse de Mlle de Vegard ? Mais oui ! Que n’y avais-tu songé plus tôt ? Il te suffisait d’un coup de téléphone à Jean-Louis Dauverlhan … Quelle mauvaise foi ! Pourquoi ne pas t’avouer à toi-même que tu avais dès l’abord pensé à ton ami ? Mais tu avais aussitôt écarté ce moyen, refusant d’y arrêter ta pensée comme s’il eût présenté un inconvénient qui t’eût défendu d’en user. Sans doute n’avais-tu pas assez souffert pour publier ainsi ton impatience : tu croyais que tes camarades n’avaient rien deviné de ton amour (alors que tu leur avais tout dit malgré toi, même le nom de la jeune fille !) et te refusais à un geste qui eût livré ton secret. En fait, c’était bien un peu l’orgueil qui m’avait empêché de faire appel à Jean-Louis ; mon empressement aurait été trop en contradiction avec ma nature habituelle pour ne pas me trahir, et je m’en serais trouvé humilié. Mais la vanité n’expliquait pas seule ma répugnance à dévoiler la passion dont je souffrais. Il me semblait que j’eusse sali, en le divulguant, un sentiment si pur. Je trouvais à aimer Mlle de Vegard dans le secret de mon cœur une extrême joie, et ce n’était pas une des moindres particularités de mon amour que ce désir de le tenir caché. Mais j’avais été trop loin dans le doute, pendant ces quelques instants de désarroi, pour ne pas sacrifier une certaine qualité de mon bonheur : ce qui était en jeu maintenant, c’était ce bonheur lui-même. Je me dirigeai à tâtons vers le téléphone et appelai Jean-Louis. Je l’eus directement au bout du fil et en fut soulagé, car j’avais redouté son absence, me sentant incapable de rester plus longtemps dans l’incertitude. Dès que j’eus l’adresse demandée, je raccrochai sans autre explication. Peu m’importait maintenant l’opinion de mon ami. Je gagnai ma chambre : ma sœur c hantait dans la pièce voisine ; j’entendis du bruit dans la cuisine proche ; mon visage bouffi m’apparut dans une glace et je me trouvai laid. Bientôt, il faudrait aller à table, subir le regard de mes parents, leurs questions sans doute. Et en effet, au milieu du repas, mon père s’adressa à moi : — Qu’est-ce qui ne va pas, mon vieux Gilles ? Ces mots me ramenèrent à la réalité. J’étais idiot de me laisser aller à une tristesse sans cause. Rien ne prouvait que Mlle de Vegard m’eût oublié. Pourquoi m’inquiéter de son silence ? Peut-être était-elle surveillée ou n’avait-elle pas osé m’écrire ? C’eût été du reste aussi bien à moi de faire les premiers pas : sans doute, en attendant vainement un signe, s’était-elle désespérée … Soudain délivré, je retrouvai d’un coup toute ma joie et c’est en riant que je répondis : — Mais tout va pour le mieux, papa, je t’assure ! Et mon visage parut tellement heureux que mon père hocha la tête : voici que son fils était devenu un homme dont la vie lui demeurait étrangère … Ce fut, je crois, cette pensée qui lui donna le regard si triste qu’il posa sur moi (je sus par la suite que la bizarrerie de mon attitude lui fit penser pour la première fois ce soir-là que j’avais une maîtresse, alors que c’était aussi la première fois, depuis longtemps que je n’en avais pas, uniquement occupé de mon très chaste amour). Cependant, j’étais soulagé, et cette détente de tout mon être me faisait à nouveau espérer un avenir heureux. Maintenant que je possédais, grâce à Jean-Louis, le renseignement dont j’avais tant souffert d’être privé, je ne me sentais plus pressé d’en user : j’attendrais jusqu’au lendemain avant de rien tenter. Mon calme me fit ce soir-là illusion : parce que j’étais rassuré, je crus être libre, et le désir me vint de me prouver à moi-même que ma vie tout entière ne dépendait pas de l’existence d’une jeune fille. Je décidai donc de goûter une joie à laquelle elle n’eût point part et gagnai vers onze heures cette boîte de Montparnasse que j’affectionnais entre toutes, l’une de celles qui touchaient le plus au domaine du rêve : — Comme il y a longtemps que nous ne vous avons vu !... Le gérant m’accueilli dès l’entrée avec son flot de paroles coutumier. Je lui donnai quelques explications évasives et gagnai ma place habituelle. Le barman me tendit la main, s’inquiéta de ma santé, et je dus l’assurer que je ne m’étais jamais si bien porté. J’écoutais déjà le chant de mes accordéons préférés. Un seul couple dansait : sa marche, d’abord hésitante, se précisait, et le même élan l’enlevait. Il y avait entre ces deux corps et la musique une telle union que j’en ressentis un obscur bonheur. Mais la voix trop connue d’une des jeunes femmes attachées à l’établissement, et qui venait seulement de m’apercevoir, me tira de ma contemplation : — Alors, Gilles … ? Je levai la tête, aperçus May, Gaby, d’autres encore. Je dus improviser des réponses aux questions qu’elles me posèrent toutes ensemble au sujet de mon absence de ces derniers jours. J’aurais eu en effet mauvaise grâce à me dérober : j’étais pour ces pauvres filles un vieux camarade à qui chacune d’elles avait confié bien des secrets. Elles m’avaient dit leurs tristesses, leurs pauvres joies et, de confidence en confidence, s’étaient peu à peu habituées à me considérer comme un ami. Cela leur était toujours un tel soulagement de n’avoir pas avec moi à simuler la joie ! Lorsque l’une d’elle venait s’asseoir un instant à mes côtés, elle abandonnait aussitôt son air artificiel de gaieté, redevenait elle-même. Et certes j’avais pour ces jeunes femmes une véritable affection, mais en ce moment j’éprouvais le besoin d’être seul et leur présence m’importunait. J’eusse dû voir, dans cet ennui insolite, une preuve de ma sujétion nouvelle : mais parce que je n’étais plus obsédé par l’absence de Mlle de Vegard, j’imaginais avoir retrouvé ma liberté. Une bande de tout jeunes gens emplit sooudain le cabaret de ses rires et mes amies me quittèrent pour aller rôder autour des adolescents. Attentif à la musique très langoureuse du jazz, je perdis peu à peu conscience et cette détente merveilleuse me rendait incapable maintenant du moindre effort. Mais une voix m’arracha à nouveau à ma rêverie : — Pourquoi n’es-tu pas venu ? Je sursautai : une femme était là. Ah ! oui, Michelle. Elle levait vers moi un visage exténué. Dans une robe du soir trop décolletée, que je ne lui connaissais pas, elle m’apparaissait plus menue encore que d’habitude. Elle écarta de mon front une mèche qui ne me gênait pas et se mit à répéter, obstinée ; — Pourquoi n’es-tu pas venu ? C’en était trop ! Ne pouvais-je pas avoir un moment de tranquillité ? Je ne répondis pas. Michelle hocha la tête, esquissa un geste d’indifférence, s’éloigna, mais au frémissement qui la parcourut, je compris qu’elle souffrait. Alors, je fermai les yeux. Il m’arrive parfois de retrouver mes chagrins d’enfant, et j’éprouvais bien cela : ce cœur gros, cette oppression. L’orchestre commença de jouer un tango ; les lumières s’éteignirent et quelques danseurs se pressèrent sur l’étroite piste qui demeurait seule éclairée. Un projecteur les couvrait de ses rayons rouges et donnait aux visages un aspect effrayant. Là-bas, Michelle dansait avec un individu presque obèse qui l’écrasait contre son ventre monstrueux : un air de béatitude imprégnait d’une sorte de tendresse cette figure bestiale aux yeux mi-clos, aux grosses lèvres légèrement humectées. Michelle souriait, ou croyait sourire : mais je devinai bien cette grimace de dégoût, à peine dissimulée. Je détournai la tête, aperçus le barman qui préparait un cocktail : les bouteilles volaient, comme entre les mains d’un jongleur. Il avait grande allure dans l’exercice de sa fonction et je l’admirais souvent ; mais en voyant ce soir son masque inexpressif, si pâle dans l’ombre, j’évoquai le visage de Mlle de Vegard et en ressentis une telle gêne que le spectacle de ce cabaret me devint insupportable. Je sortis, comprenant que la fréquentation des boîtes de nuit ne saurait plus rien m’apporter, mais ne comprenant pas que c’était à mon amour qu’il fallait attribuer ce revirement soudain. Je crus, dès que je me fus éloigné du bar, ne plus penser à Mlle de Vegard : mais lorsque à chaque instant je goûtais le plaisir de n’y pas songer, il fallait bien qu’elle m’obsédât encore. De cela non plus je ne m’aperçus pas ; en marchant dans la nuit, j’évoquais sans angoisse ce barman qui, un instant plus tôt, remuant devant moi en cadence son philtre étrange, se détachait (un projecteur tachetant de points lumineux les flacons multicolores) sur un fond de ténèbre pailleté d’éclairs et de scintillements. Et une sorte d’euphorie ne me quittait pas, où j’eusse dû reconnaître la présence de l’amour. En ouvrant les yeux, le lendemain matin, je sentis en moi l’existence d’une félicité que je ne sus d’abord expliquer. Mais bientôt le souvenir me revint de Mlle de Vegard : le sommeil, en même temps qu’il m’avait rendu des forces, m’avait fait retrouver mon bonheur. J’avais oublié cette soirée ratée et accumulé toute la nuit ma joie sans en rien dépenser : je la retrouvais au réveil, plus merveilleuse qu’aux premiers moments et si profonde que jamais, me semblait-il, je n’en toucherais le fond. Tel était mon optimisme que je crus bon de ne pas devoir m’étonner lorsqu’on vint me dire, vers onze heures, qu’une dame, qui ne s’était pas nommée, me demandait au téléphone. J’y allai sans hâte, persuadé que c’était la fille du peintre et simulant l’impassibilité. J’imaginais que cet appel ne pouvait me procurer aucun surcroît de plaisir, tant il devait m’apparaître normal. Je l’avais prévu, il arrivait à son heure, tout était bien dans l’ordre. Certes, je gardais une certaine conscience de mes angoisses récentes et n’oubliais pas que j’avais douté un moment de jamais recevoir un signe de Mlle de Vegard. Cependant, comme je me sentais maintenant assuré de la retrouver (sans aucune preuve, il est vrai – mais il est des choses dont on a connaissance par des voies mystérieuses), je feignis d’ignorer mes inquiétudes passées, me donnant ainsi l’illusion d’avoir dans cette aventure le beau rôle : j’étais celui à qui tout était dû et qui ne pouvait s’étonner d’hommages qui lui revenaient de droit. Je pris l’appareil, ne reconnus pas d’abord cette voix un peu étouffée. C’était Marthe, pourtant et qui disait : — Je serais heureuse de vous revoir … Comme je lui assurais que j’étais à sa disposition, elle me proposa de venir goûter le lendemain chez elle avec quelques amis. La jeune fille n’ajouta rien aux paroles indispensables et raccrocha au moment même où je croyais qu’allait commencer notre véritable entretien. Je demeurai décontenancé par la banalité de ce ton, le peu d’émotion qu’il avait dévoilé : que Marthe (pourrais-je bientôt l’appeler ainsi ?) n’eût pas trouvé seulement le moyen de faire allusion au secret qui nous unissait, voilà qui m’attristait. Mais y avait-il un secret et ne m’étais-je pas laissé aller à des rêves insensés ? On eût dit, à entendre la jeune fille, qu’il n’y avait rien eu entre nous à la soirée de Mme Dréan. Mais en somme, que s’était-il passé d’effectif ? Et pourtant, j’avais conçu de folles espérances, et tout à l’heure, en allant au téléphone d’un air faussement dégagé, j’étais certain que de grandes choses se préparaient. Aussi me retrouvais-je bien déçu lorsque j’eus à mon tour abandonné l’appareil ; j’avais vainement attendu avant de raccrocher, espérant que la communication n’était pas coupée et qu’une voix, soudain plus humaine, allait s’élever, une voix où je décèlerais un peu de trouble. Mon amour m’avait déjà accoutumé à passer aussi brusquement d’un état à l’autre. , d’une joie exagérée à la plus extrême tristesse. Mais ces changements ne m’étonnaient pas. Ma vie était faite de perpétuels reniements. Je passais mon temps à ne plus me reconnaître dans les pensées que j’avais conçues quelques instants auparavant et à me demander avec stupéfaction comment je les avais pu avoir. Il me semblait à chaque minute découvrir seulement la vérité sur ma position : de mes incertitudes passées, je ne retenais rien et n’estimais même plus qu’il leur fût maintenant possible de varier encore dans mon tourment.
Vint l’heure du rendez-vous. Après avoir tant désiré l’instant où je retrouverais la jeune fille, j’éprouvai une sorte d’appréhension, si bien que je flânai au dernier moment. Mon émotion me rappelait l’attente des résultats, après un examen : je n’osais jamais croire à la réussite, mais l’échec ne se pouvant pas non plus concevoir, je ne savais que penser et désirait naïvement quelque moyen terme, impossible, entre une joie excessive et une immense douleur. Pour quelques minutes encore, il m’était permis de rester dans l’incertitude, de tout craindre certes, mais aussi de tout espérer : et, ne pouvant me résoudre à penser que Mlle de Vegard pût ne pas m’aimer, tout en n’ayant plus la hardiesse (maintenant que l’heure était venue où j’allais être éclairé) de prétendre à son amour, je souhaitais un état intermédiaire où je ne souffrirais ni n’éprouverais de plaisir trop violent. Lorsque j’eus été introduit au salon, je fus surpris de trouver une telle affluence. N’ayant jamais soupçonné si nombreux les quelques amis dont on m’avait parlé, je me trouvai décontenancé au point de ne pas même songer à m’enquérir de la jeune fille. Ce fut elle qui vint à moi et je ne la reconnus pas tout d’abord, tant je m’étais imaginé la revoir dans cette robe de bal qu’elle portait chez Mme Dréan. Le tailleur inconnu de moi qu’elle portait me choqua, et j’y vis un manque de tact à mon égard. Mais je me sentais trop ému pour attacher plus longtemps une importance quelconque à ce petit fait, bien que je continuasse obscurément à trouver anormal que Mlle de Vegard n’eût pas mis pour un thé sa belle robe de soirée. Les premiers mots de la jeune fille furent pour me proposer d’aller au buffet. L’animation du grand salon où elle recevait ne me distrayait pas de son visage : comme je n’osais la regarder en face, je me contentais de jeter à la dérobée de brefs coups d’œil dont j’étais moi-même épouvanté. Telle était mon émotion que je ne pouvais dire un mot ; par bonheur, je pus saluer quelques personnes. Ces relations communes que nous nous découvrions, furent pour la jeune fille et pour moi l’occasion d’échanger quelques paroles ; mais de nouveaux invités étant arrivés, elle dut les accueillir et me laissa seul. Je demeurai dans un coin de la pièce avec Jean-Louis Dauvherlan, que je venais seulement d’apercevoir et vers lequel me poussait une sympathie soudaine : j’avais besoin de sa présence pour paraître occupé et ne pas attirer sur moi une curiosité dont je me croyais menacé. Sans prêter grande attention à ce que me disait mon ami, j’épiais Mlle de Vegard, que je voyais aller en souriant de groupe en groupe. Elle mettait à recevoir ses invités une grâce dont j’étais ébloui sans en être jaloux : de voir tant de beaux garçons qui semblaient la connaître depuis si longtemps, la tutoyaient et l’appelaient Marthe, me rendait humble. Je ne songeais plus à éblouir la jeune fille, mais seulement à l’admirer de loin. Cette timidité ne m’étonnait pas, bien qu’elle fût toute nouvelle pour moi. J’éprouvais ce même sentiment de fraîcheur qui m’avait tant frappé la première fois que j’avais vu la fille du peintre, mais n’en ressentais plus de surprise. Il me semblait que j’adorais Mlle de Vegard depuis toujours, parce que je l’avais sans doute toujours attendue, et l’on m’eût bien étonné en me rappelant que je l’avais rencontré six jours plus tôt et la voyais pour la seconde fois. Je la contemplais maintenant sans mot dire, et ma joie était si parfaite que je ne me demandais plus si vraiment elle m’aimait, ni ne cherchais à le savoir. Sa voix me fit sursauter : — Je serais heureuse de vous faire connaître mes parents … Voudriez-venir ? Je bredouillai quelques mots et suivis la jeune fille qui me présenta à un homme et à une femme d’un certain âge que je n’avais pas encore remarqués jusque là dans ce coin du salon où ils étaient assis. Je me souvenais d’avoir aperçu autrefois à une ou deux reprises Adolphe de Vegard à la maison, mais je ne le reconnus pas. A l’énoncé de mon nom, le peintre me demanda tout de suite si je n’étais pas le fils de Georges Deyvourd. Comme je lui répondais par l’affirmative, il poussa des espèces de rugissements qui m’étonnèrent, car je n’étais pas encore habitué à ses étranges fantaisies, et il me dit (ce que je savais très bien) que mon père et lui s’étaient beaucoup vus à une certaine époque ; ils avaient fait une partie de la guerre ensemble et s’étaient seulement perdus de vue bien des années après l’armistice, à la suite de son premier voyage en Amérique. — Ah ! monsieur, me disait le peintre, il vous en apprendra de belles sur moi, votre père ! Que de bêtises nous avons faites tous les deux ! C’était le bon temps. Et il est bien triste de penser qu’il faille maintenant l’amitié de nos enfants pour nous fournir une occasion de nous revoir ! Vous pourrez annoncer à vos parents que je vous invite tous les trois à dîner pour un jour prochain… Pendant que M. de Vegard parlait, je l’observais. Il était déjà, à l’époque, un peu fort, comme aujourd’hui ; mais son regard limpide donnait à son visage une sorte de jeunesse. Il s’exprimait dans une langue très choisie qu’il agrémentait de jeux de mots, dont il était le premier à s’esclaffer, et qu’il eût été difficile de pardonner à tout autre que lui ; mais tel était le prestige qu’il devait à son talent qu’on ne pouvait s’empêcher de l’admirer dans sa bizarrerie. Plus encore que son regard expressif, ses mains attiraient l’attention ; elles étaient maigres et fines, ce qui étonnait chez cet homme plutôt trapu. Jamais elles ne demeuraient en place : mimant son discours, elles semblaient travailler une matière invisible, la pétrissaient, la modelaient, pour en faire surgir quelque équivalent tangible des idées. A côté de cet homme sans cesse en mouvement, sa femme paraissait bien insignifiante : d’aspect assez jeune, elle avait une figure morne et froide qui ne rappelait aucunement celle de sa fille. Seules, la forme du nez et celle de la bouche se retrouvaient chez Marthe qui, par ailleurs, ressemblait beaucoup à son père dont elle avait la même mobilité d’expression. Je la regardais pendant que M. de Vegard racontait comment, un jour d’hiver, il avait passé avec mon père, bloqué dans un trou d’obus, des heures horribles. Elle était plus belle encore que le premier soir, et j’éprouvais à la contempler une telle émotion que plus rien d’autre ne vint frapper mes sens. Je ne voyais que ce visage qui semblait se détacher sur un fond de ténèbres, surgir d’une zone de silence où il éclatait, solitaire. Nos yeux ayant fini par se rencontrer, j’en ressentis une émotion si forte que je revins à moi. Le peintre parlait toujours, sa femme restait silencieuse, l’air absent ; personne n’avait dû remarquer mon trouble. Mais Marthe était là, debout, les paupières mi-closes, le visage détendu, et je savais qu’elle venait d’être traversée de ce même frémissement dont j’étais encore bouleversé. Je restais seul maintenant, dans le salon enfumé qui me paraissait immense. Des verres traînaient sur les tables, les meubles dispersés dans tous les coins formaient d’étranges figures. Il ne demeurait de la fête passée que le désordre et cette odeur de cigarette, de parfum. Confus d’être demeuré le dernier, je m’excusai et pris congé. Marthe m’accompagna sans que j’eusse osé seulement tourner la tête vers elle, et je sentais qu’elle aussi fuyait mon regard. Je la remerciai, murmurai sans la voir (mais j’entendais son souffle un peu précipité) : — À bientôt… La porte claqua derrière moi et je me retrouvai seul avec cette chaleur qui se propageait en mon corps, s’accroissait, atteignait soudain son paroxysme en une brûlure presque physique, diminuait à nouveau pour me permettre d’éprouver une fois encore cette douleur angoissante. Je parlai le soir même à mon père d’Adolphe de Vegard. Bien plus que ce voyage en Amérique, me dit-il, la célébrité soudaine du peintre les avait séparés. Je lui appris alors qu’il semblait désirer beaucoup renouer avec lui et parlai de l’invitation prochaine à dîner. (Mais il faudrait lui rappeler Catherine dont il ne m’avait pas semblé soupçonner l’existence). Mon père sembla ravi et déclara : — il est vexant de penser que de bons amis comme nous aient besoin de La complicité de leurs enfants pour trouver une occasion de se revoir. M. de Vegard avait dit avait dit quelque chose de semblable, mais personne n’avait encore parlé d’une entente entre sa fille et moi. Je me montrai surpris de l’allusion de mon père à des sentiments que je croyais ne lui avoir jamais laissé paraître et m’éloignai pour qu’il ne s’aperçût pas de ma gêne. |
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