Le Journal de Claude Mauriac est un monument. Ce « journal d’un témoin scrupuleux, tenu presque sans interruption pendant plus de soixante ans, constitue un document de premier ordre sur la vie intellectuelle et politique française des années 1930 à 1990, mais aussi sur la personnalité fondamentalement inquiète, insatisfaite, frémissante de son auteur » (Nathalie Mauriac Dyer : « “Le temps, le temps, le temps pur…” Claude Mauriac, du Journal au Temps immobile, Genesis n° 16, p. 97. On se reportera à cet article pour la description minutieuse des divers supports matériels de ce Journal). Première ébauche en 1922 : l’auteur a huit ans. Récidive en 1925 (du 1er janvier au 19 mars). Puis en 1927 sur un agenda des Grands Magasins du Printemps (1er janvier-23 août), d’où il passe à nouveau sur un cahier avec quelques rares entrées jusqu’en octobre 1930. Mais cette année-là a lieu le vrai démarrage du Journal : sur des agendas, puis des carnets, Claude Mauriac le rédigera, sans passer un seul jour, du 1er janvier 1930 au 31 décembre 1939. Le Journal devient ensuite plus intermittent, mais les entrées plus copieuses. Il ne sera jamais totalement abandonné (sauf du 23 mars 1949 au 23 avril 1951) jusqu’à la pathétique dernière entrée du 26 octobre 1995, avec son mot final qui tombe comme un couperet : « Illisible… » (voir Le Temps accompli 5). Le Journal est manuscrit jusqu’en 1949. Sa saisie informatique par Jean Allemand, qui vient d’aborder l’année 1944, permet de préciser avec rigueur son ampleur jusqu’à cette date : depuis 1925 jusqu’à 1943 inclus, 2.369 pages dactylographiées serrées sans interligne, soit 8.975.071 signes ! Après une interruption de plus d’un an, en 1951, Claude Mauriac adopte pour son Journal une forme « définitive », déjà essayée à quelques reprises auparavant : des feuilles volantes du format d’un demi-feuillet A4, dactylographiées et regroupées dans des chemises cartonnées, portant au dos le millésime : deux ou trois dossiers par année. Et chaque année, à la fin du dernier dossier ou dans un dossier à part, sont réunis des documents très variés : lettres, coupures de journaux, cartons d’invitation, tracts, etc. On dénombre 127 dossiers renfermant 11.000 pages dactylographiées. Il faut y ajouter de nombreux petits carnets, avec leurs notes elliptiques, prises lors des voyages en vue de la rédaction du Journal. Cela fait un corpus impressionnant dont peuvent donner une idée ces photos du « placard aux journaux », dans la demeure de l’écrivain … |
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Que renferme ce Journal ? Son emploi dans la construction du Temps immobile en donne une idée. C’est l’histoire d’un homme et d’une société. Un homme d’abord : Claude Mauriac se dépeint lui-même en vérité et sans complaisance. Nous le voyons naître à la vie de l’esprit et du cœur (et du corps), la développer à travers tâtonnements, erreurs, exigences, enthousiasmes ou désespoirs. Il s’oriente très tôt vers l’écriture, celle intime du Journal, mais aussi celle plus objective du journalisme à travers articles et nouvelles. Il ne s’y consacrera vraiment qu’après bien des hésitations et des doutes, et d’abord sous forme d’essais. Puis c’est l’accomplissement dans le mariage et la paternité en même temps que dans l’œuvre proprement créatrice longtemps rêvée avec les romans, jusqu’à l’entreprise inédite du Temps immobile et son prolongement (ou sa chute) dans Le Temps accompli (cf. l’article de Philippe Lejeune : « Claude Mauriac immobile/écroulé/accompli »). À compléter par les « satellites » et le «Journal d'il y a dix ans », paru en 1953 dans Liberté de l’esprit, ainsi que le journal du voyage en Angleterre (24 février-3 mars 1939) et des « Extraits du Journal de Claude Mauriac », présentés par Jean Allemand, Cahier de L’Herne Michel Foucault, 2011. Mais cet homme singulier nous dépeint du même coup, à travers son regard à la fois bienveillant et critique, toute une société, ou plutôt une micro-société, celle où l’a introduit la notoriété de son père François Mauriac, celle qu’il appelle « le monde » ou mieux encore le « Tout-Paris ». Il n’en |
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donne d’abord que le reflet, enfant, à travers les conversations familiales. Puis il y entre progressivement lui-même et fait la connaissance de ce microcosme dont il rencontre les représentants, toujours les mêmes, aristocrates, politiciens, écrivains, musiciens et autres artistes, lors des fêtes mondaines, des vernissages, du théâtre, des concerts ou … dans les cafés et les bars. Il s’y ancrera par la suite grâce à son activité de journaliste et d’écrivain. Un coup d’œil sur l’Index du Temps immobile, au tome X de l’édition Grasset, révèle cette galerie de personnages plus ou moins connus et célèbres, à la fois grouillante et limitée. C’est cette variété de rencontres souvent illustres qui frappe tout d’abord dans le Journal (et dans l’œuvre qui en a été tirée). Mais à mesure qu’on avance dans sa lecture, c’est le témoin qui nous fascine avec sa manière bien à lui de vivre la « condition humaine » et d’en reconstruire la figure, à partir des petits blocs du Journal, dans une entreprise ambitieuse et inachevable où il poursuit la mise en évidence d’une certaine conception du temps toute personnelle. |
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