Claude  Mauriac
Accueil Plan du site Biographie Journal Plongées Le Temps immobile Le Temps accompli
Romans Théâtre Essais Cinéma Articles et entretiens Liens
Fonds BnF Textes de Claude Mauriac Bibliographie critique Textes sur Claude Mauriac
Une lettre sur le roman


Août 1960. Claude Mauriac prend des vacances familiales au Mas Camp-Long . Il travaille à son troisième roman : « La Marquise sortit à cinq heures ». Anne Guérin demande à l’interviewer pour L’Express. Afin de lui éviter un long déplacement, Claude Mauriac lui envoie une lettre sur sa conception du roman et sa technique d’écriture. L’interview aura tout de même lieu et sera publiée dans L’Express du 18 août 1960 . Mais la lettre est inédite et mérite d’être exhumée.



Le Mas Camp-Long, par Agay, Tél : 33. Mercredi 3 août.


Ma Chère Anne Guérin,


Je suis sensible à votre aimable demande d’interview. Mais Agay n’est pas si près de La Ciotat que vous semblez le penser et j’aurais scrupule à vous déranger. Appelez-moi au téléphone si les indications suivantes ne vous semblent pas suffisantes.
On retrouvera dans La marquise sortit à cinq heures, qui se passe dans la rue, à Paris, le personnage principal du Dîner en ville, mais parmi beaucoup d’autres, parmi tous les passants. Techniquement, j’essaye de pousser un peu plus loin ma tentative encore bien timide du Dîner.
Il n’y a pas de nouveau roman. Il y a eu, il y a et il y aura toujours des nouveaux romanciers. On ne fait jamais que substituer des conventions à d’autres. Une règle du jeu est obligatoire. L’art, inconcevable sans artifice. En un certain sens, le progrès existe en littérature aussi bien qu’en science. Chaque génération d’auteurs utilise les découvertes des chercheurs qui sont venus avant elle, les meilleurs en profitant pour aller un peu plus loin. Il y a les indispensables pouvoirs personnels, le talent et les dons ; il y a aussi l’acquis de l’époque. Homère a plus de génie que Mme de La Fayette, Balzac plus qu’Aldous Huxley, et Malraux plus que Robbe-Grillet. Il n’empêche que des uns aux autres le terrain a été un peu plus conquis. Après Joyce et Proust, nous sommes plus riches. Nous leur devons le meilleur de ce que nous sommes.
Ce n’est pas un parti pris ; simplement le désir d’être aussi fidèle que possible au propos qui est celui de tous les écrivains et qui consiste, vainement et follement, à tenter de rendre dans son foisonnement une parcelle de la réalité : La marquise sortit à cinq heures sera d’une lecture plus difficile que Le Dîner en ville. Au lieu de huit personnages, il y en a plus de cinquante et qui ne sont pas davantage nommés. Est-ce que nous connaissons l’identité, le métier, la biographie des personnes que nous rencontrons dans la rue et avec lesquelles nous avons de brefs et parfois d’intenses dialogues muets ? Un lecteur attentif pourra du reste reconnaître ceux des passants dont il lui arrivera de croiser une seconde fois le chemin.
J’emploie une méthode artisanale. C’est celle du cinéaste que j’aurais pu être si je n’avais préféré à tout la littérature. Je travaille, sans ordre chronologique, par plans séparés, d’après un découpage préalable. L’essentiel est le montage, minutieux et précis, plan par plan, ou pièce à pièce car aussi bien qu’à un film on pourrait comparer l’ensemble achevé à une machine. Il reste de savoir si elle fonctionnera. Les lecteurs seront juges. D’après mes plans, ça devrait marcher.
Ceci enfin à quoi je tiens beaucoup : mon père a introduit d’une merveilleuse façon la poésie dans le roman, sans bien sûr rien faire qui ressemble à cette horreur : le roman dit poétique. L’admiration que je lui ai toujours portée m’a longtemps inhibé. Ayant de surcroît les mêmes sources biologiques, géographiques et sociales que lui, je ne voulais pas risquer de le recommencer en moins bien. D’où, pendant des années et des années, une activité purement critique, alors que je n’avais, moi aussi, comme tout le monde, qu’une envie : écrire des romans.
On est du reste injuste avec les critiques. Il y a autant de création, d’invention, de difficultés affrontées et vaincues dans leurs essais que dans les romans. Seulement on n’en sait aucun gré à leurs auteurs. On ne s’occupe un petit peu de moi que depuis que j’écris des romans. C’est un fait qui m’attriste rétrospectivement. Je suis un peu jaloux de moi-même !
La marquise paraîtra en principe au mois de mai prochain. Utilisez ces notes comme il vous plaira. Je tiens surtout au passage sur mon père. La marquise me charge de vous transmettre ses amitiés et ses remerciements. J’espère vous rencontrer à Paris, mais surtout ne vous dérangez pas. Respectueusement et cordialement à vous.

Claude Mauriac

haut de page page précédente page suivante page d’accueil