Claude  Mauriac
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 Jean Allemand : «

 

Dans son Proust par lui-même qui est en même temps, dit-il, un « nous-mêmes par Proust », Claude Mauriac rapporte ce propos que l’auteur de la Recherche met dans la bouche du Narrateur : « … En repensant à la monotonie des œuvres de Vinteuil, j’expliquais à Albertine que les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt n’ont jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu’ils apportent au monde … » [Claude Mauriac, Proust par lui-même, p. 159, citant La Prisonnière, Gallimard, 1942, II, p. 230 sq.]. Il était tentant de se demander si Claude Mauriac n’a pas fait lui aussi « une seule œuvre », s’il n’a pas « réfracté » à travers tous ses livres et notamment dans le Temps immobile une même intuition dont il a poursuivi inlassablement la mise en évidence jamais achevée. Et tentant d’essayer de remonter à cette intuition originelle. Nous connaissons les illuminations proustiennes : depuis la madeleine dans la tasse de thé jusqu’aux dalles inégales de Saint-Marc et aux pavés inégaux de l’hôtel de Guermantes. Y a-t-il chez Claude Mauriac des expériences marquantes qui seraient les cellules germinales de toute son entreprise littéraire, les expériences fondatrices de son œuvre ? Il en est bien ainsi, me semble-t-il, et on en trouve trace dans le Temps immobile où, à sa manière et avec ses moyens, Claude Mauriac a tenté de rivaliser avec le modèle admiré et inaccessible : « Ma recherche du temps perdu est une découverte du temps immobile », écrit-il le 17 juillet 1976 [L’Éternité parfois, p. 72.].

 

« L’Éternité parfois »

En effet Claude Mauriac a consacré toute une partie du T.i. à pareilles expériences fondatrices – une partie qui a glissé hors du monumental ouvrage publié chez Grasset pour former un livre à part : L’Éternité parfois. Il explique lui-même cette anomalie : « Quant à ce livre-ci, qui formait à l’origine le cœur du T.i. 6, sous le même titre « L’Éternité parfois » (mots éclairants, venus sous ma plume, on le vérifiera, en 1937) [En réalité en 1936. Cf. L’Éternité parfois, p. 106, 20 novembre 1936.], j’ai dû le donner à Pierre Belfond pour ne point en priver un ami, Bruno Lagrange, qui me le demandait » [L’Éternité parfois, p. 33, Paris, 30 août 1977]. À cette date Claude Mauriac vient de rentrer de Venise où, au café Florian, une crise de doute sur la valeur de son œuvre l’a profondément secoué. Il en a perçu, dit-il, « l’inanité ». Et il poursuit : « Impression, certitude qui ne m’ont plus quitté depuis lors et dont j’ai si bien pris mon parti que je ne souffre même pas (plus). Au point que je ne suis plus triste, mais presque heureux au contraire, du hasard objectif, des raisons sentimentales qui ont fait glisser par pudeur, négligence, indifférence, L’Éternité parfois hors de l’ensemble massif de l’édition Grasset. Comme s’il était rassurant que le livre le plus important du Temps immobile s’en trouve exclu, justement » [L’Éternité parfois, p. 34-35, Goupillières, 3 septembre 1977]. Retenons cette affirmation : voici « le livre le plus important » du T.i. Pourquoi ? Parce qu’il indique la source d’où l’ensemble a jailli. Il importe donc de le scruter pour trouver réponse à notre interrogation du début.

Notons en passant combien le « hasard objectif » dont parle Claude Mauriac est plus grand encore qu’il ne le pensait en écrivant ces lignes en 1977. Il ne prévoyait pas alors que le massif du T.i. aurait dix volumes. Or il se trouve que L’Éternité parfois est situé, par sa date de publication, exactement au centre de la grande œuvre : le livre paraît en effet entre le cinquième et le sixième volume du T.i. et il est comme le pivot sur lequel tourne secrètement l’entreprise.

Son titre même – avec cette alliance de mots antinomiques qui tente de dire l’ineffable – nous dévoile déjà le grand « secret » : L’éternité qui nous tire hors du temps s’insinue parfois dans le temps lui-même. Une telle conception, à la limite de l’exprimable, ne peut provenir que d’une expérience personnelle : précisément ce que Claude Mauriac appelle « l’expérience méconnue » et qu’il donne pour titre à la première partie du volume. C’est là qu’il livre la clé que nous cherchons.

 

« L’expérience méconnue »

Quelle est donc cette expérience faite par l’auteur, à maintes reprises, à laquelle il voudrait introduire ses lecteurs ? Le premier travail qui s’impose, c’est d’en répertorier les récits. On les trouve principalement au cœur même de cette partie du livre [L’Éternité parfois, p. 35-38. Cette partie compte 80 pages]. Étant donné le montage très élaboré qui préside à l’organisation du T.i., il n’est pas inutile de nous pencher un instant sur cette séquence.

— Venise, 9-10 août 1977 — Goupillières, 3 septembre 1977 : sentiment qu’a Claude Mauriac de « l’inanité » de son œuvre : « J’ai eu à la terrasse du Florian, le mardi 9 août 1977, l’impression puis la certitude que le Temps immobile n’était pas et ne serait jamais la « réussite » que j’avais naïvement escomptée » [EP, p. 34]. Mais immédiatement, comme un antidote à ce découragement, suit l’évocation des expériences indubitables qui ont suscité et fondé son projet. Elles sont rapportées suivant un balancement chronologique coutumier dans la construction du T.i. et qui comporte ici un écart de quarante années.

— Versailles, novembre-décembre 1937 : nous étions en 1977, nous voici en 1937. Le texte évoque trois expériences : « Un soir d’hiver, devant l’Arc de Triomphe illuminé ; certain séjour en un Fort de ténèbres et de boue, parmi la rumeur animale d’un régiment exténué ; quelques matinées éblouissantes dans le Versailles de juin m’ont tiré de ma léthargie » [EP, p. 35].

— Paris, 27 octobre 1976 : retour à l’actualité de la composition du livre. Mais c’est pour évoquer une expérience plus ancienne encore et, semble-t-il, plus fondamentale. Le récit est amorcé par un mot du texte précédent : « Un mot pourtant, un seul, sentier, opaque à d’éventuels lecteurs, me rend de nouveau sensible dans sa fulgurance une des expériences les moins oubliées de mon enfance dont, pourtant, je ne crois pas, je ne sais en vertu de quelle inhibition ou de quel oubli, avoir jamais parlé dans le Temps immobile » [EP, 35-36]. L’événement a eu lieu « une fin de journée d’été, à la Pentecôte sans doute, à Vémars » [EP, 36]. Il est précisé ailleurs : « entre 1926 et 1928 » [EP, 37] ou bien « dans les années 25-27 » [EP, 81] – ce qui signifie en clair : avant la mort de son cousin Bertrand, l’ami incomparable, l’alter ego trop tôt disparu.

— Malagar, septembre 1936 : nouveau saut en arrière. C’est le récit de l’illumination de l’Arc de Triomphe dont il était question plus haut [EP, 36].

— Goupillières, 29 octobre 1976 : retour au moment de la composition du livre. Une nouvelle énumération d’expériences marquantes, trois « révélations de ma vie », dit Claude Mauriac, celle de Vémars, celle de l’Arc de Triomphe, auxquelles s’ajoute une inédite : « … un matin d’août 1941, les martinets de Paris, l’éternité de Paris à travers le vasistas d’une chambre sous les toits d’une maison de la rue du Dragon … » [EP, 38]. Comme on le remarque immédiatement, ce relevé ne coïncide pas avec celui de 1937 dont il ne conserve que l’illumination de l’Arc de Triomphe : avec le recul du temps, Claude Mauriac semble établir une distinction entre des moments heureux de communion avec la nature et les « révélations » proprement dites pour ne retenir que ces dernières.

À cette séquence majeure, il faut joindre l’évocation, datée de Paris, 26 novembre 1977, qui apparaît ultérieurement dans le livre : « … un certain chemin creux du Bois de Villeron, une certaine clairière un peu plus loin, un jour de mon enfance, à une certaine heure de l’après-midi, en automne … » [EP, 75-76].

On est étonné de ne pas trouver dans ces pages sur l’expérience méconnue la « révélation » (le mot est de Claude Mauriac) de Rio dont le récit suit immédiatement l’ouverture à Venise du Temps immobile [Le Temps immobile, p. 18-20, journal du 23 avril 1954, écrit à Paris, 24 Quai de Béthune, et rapportant la « révélation » du 4 mars précédent près de Rio de Janeiro], événement qui donne son titre à la première partie du premier volume : « La Croix du Sud ». Serait-ce qu’elle ne paraît pas à Claude Mauriac du même ordre que les autres ? Plus littéraire – éclairage sur l’œuvre à faire – qu’existentielle ? Il fallait du moins la signaler. Je m’en tiendrai dans cette étude aux quatre expériences majeures, dans leur ordre chronologique : Vémars, Bois de Villeron, Arc de Triomphe, Rue du Dragon – où celle de Vémars brille d’un éclat particulier.

 

« Le secret du roi »

En vérifiant sur les manuscrits, nous nous apercevons d’abord que nous n’avons aucune trace directe de ces expériences dans le Journal au jour où elles se sont produites, mais seulement des récits postérieurs. Assez proches des faits pour les textes de 1936 et 1937 (illumination de l’Arc de Triomphe), fort lointains pour les autres (cinquante ans pour l’illumination de Vémars). Aucun d’eux ne figure dans le Journal. Les deux entrées de 1936 et 1937 sont tirées de l’ouvrage mis en chantier par Claude Mauriac à Malagar en 1936 et poursuivi durant son service militaire sous les titres successifs de Incohérences du réel, Images de la vie profonde, Multiplication de la présence [EP, 32] : d’où la moindre précision de leurs dates : Malagar, septembre 1936 ; Versailles, novembre-décembre 1937. Les entrées du 27 et 29 octobre 1976 et celle du 26 novembre 1977 ont été rédigées directement pour le montage en cours…

Que peut-on en conclure ? Que le « secret » (mot cher à Claude Mauriac et qui revient neuf fois dans ces 80 pages) du Temps immobile échappe au Journal parce qu’il en est le principe mystérieux et enfoui. Claude Mauriac s’étonne de « l’inhibition » ou de « l’oubli » qui l’ont empêché d’en parler jusqu’alors dans le Temps immobile (parvenu à son cinquième volume) [EP, 36]. Le Journal manuscrit témoigne de la même « inhibition » et du même « oubli ». Le fait que Claude Mauriac se soit longtemps tu sur ce sujet – notamment en ce qui concerne la révélation de Vémars – en signe l’authenticité et la profondeur. Ce temps de latence entre l’expérience et son expression publique est une caractéristique souvent relevée dans les faits de cet ordre par les spécialistes du mysticisme : c’est le souci ou la pudeur de garder pour soi le « secret du roi » (Tb 12,7), suivant l’expression biblique chère aux mystiques chrétiens. Pour rester dans le domaine littéraire, on peut rappeler Pascal et Claudel. Certes Pascal transcrit tout de suite sa « nuit de feu », mais c’est un mémorial pour lui seul, dont il ne parle à personne et qu’il coud dans la doublure de son vêtement où on le retrouvera après sa mort. Claudel ne fait état de l’illumination de Notre-Dame de Paris, le 25 décembre 1886, que vingt-cinq ans plus tard, dans Ma conversion (1913) et encore éprouve-t-il le besoin de s’en disculper auprès de Gide [Lettre du 17 novembre 1913, in Correspondance (1899-1926), Paris, N.R.F., 1949, p. 213]. Claude Mauriac attend cinquante ans pour faire état de la « révélation » de Vémars qu’il place lui-même au premier plan : « Un peu moins aiguë que l’illumination de la Pentecôte à Vémars », dit-il de celle de l’Arc de Triomphe [EP, 37]. Il attend sans doute aussi longtemps pour celle du bois de Villeron, non datée, mais où il était avec Bertrand. Et trente-cinq ans pour celle de la rue du Dragon. Claude Mauriac a gardé longtemps le « secret du roi » ; mais il ne pouvait le taire indéfiniment sans rendre incompréhensible l’acharnement de sa gigantesque entreprise. Il reste à nous demander ce que fut la nature de cette expérience.

 

« Minutes inoubliables »

Soulignons d’abord deux caractéristiques communes à ces illuminations. Leur soudaineté : elles surviennent à l’improviste sans que rien apparemment les prépare. Le mot de « fulgurance » qui revient à plusieurs reprises marque bien cette soudaineté en même temps que l’intensité du phénomène. Puis la précision du moment – non pas la date exacte souvent oubliée – mais le moment de l’année et le moment du jour avec leur atmosphère particulière – et la précision du lieu de l’événement.

Vémars : « … une fin de journée d’été, à la Pentecôte sans doute, à Vémars, en un endroit précis proche de notre jardin personnel que je pourrais désigner avec exactitude et qui était alors sentier dessiné, creusé par Bertrand et par moi. Non pas au détour de ce sentier, mais en son milieu, près du haut remblai de notre trou, rituellement creusé … » [EP, 36]. Bois de Villeron : « … un certain chemin creux du bois de Villeron, aujourd’hui disparu, une certaine clairière un peu plus loin, […] à une certaine heure de l’après-midi, en automne, près de grand-mère et de Bertrand, sans doute, mais je ne les revois pas, si je revois à jamais ce chemin, cette clairière … » [EP, 75]. Arc de Triomphe : « Certain soir où une confuse tristesse m’avait jeté à la rue, je me pris soudain à considérer la foule des Champs-Élysées […] Il faisait froid … » [EP, 36]. Rue du Dragon : « … un matin d’août 1941 […] à travers le vasistas d’une chambre sous les toits d’une maison de la rue du Dragon, minutes inoubliables … » [EP, 37-38].

 

« Cette minute d’éveil »

Dans leur soudaineté, qu’apportent ces « minutes inoubliables » ? S’il est permis de synthétiser leurs données concordantes, on peut dire : une transfiguration du réel, la perception d’un au-delà du visible, un accès à l’immobile éternité, cette illumination entraînant un sentiment de plénitude et de joie. Il n’est que d’écouter les balbutiantes approximations de l’auteur tentant de traduire l’intraduisible et de remarquer le retour des mêmes mots : révélation, illumination, fulgurance, incandescence, immobile, invisible, éternité, bonheur… Vémars : « … le frémissement des feuillages, non ce n’est pas cela, tous les arbres, les arbustes, les plantes immobiles dans la même immobile lumière qu’aucun mot jamais ne pourra décrire, fauve, dorée, presque tangible, comme faite d’une translucide et précieuse matière, mais ce n’est pas cela encore, les arbres et moi, plongés dans la même lumière, enserrés dans la même invisible et sensible matière, ne nous distinguant plus les uns des autres, enfant et arbres, jardin de Vémars et univers tout entier en ce petit coin d’Île-de-France et la conscience aiguë de ce bonheur, de sa fragilité, de son éternité, d’une révélation péremptoire, définitive et décisive, qui se suffisait à elle-même, encore que je n’en comprenne pas, que je n’en ai jamais compris le sens » [EP, 36].

Bois de Villeron : « … ces images porteuses de l’évidence du bonheur et de la certitude de l’éternité, mais ce ne sont pas les mots qu’il faudrait, il n’y a pas de mot pour dire ce qui, au moment même, m’échappa dans son évidence fulgurante – ces derniers mots conviennent, oui et c’est pourquoi je les ai spontanément réemployés à quelques secondes de distance. Du bois de Villeron, il ne reste plus rien depuis bien des années déjà. Qui s’en souvient encore ? Et qui reçut jamais de lui ce qu’il me donna ce jour-là – immobile, doré, laissant deviner dans sa transparence un autre monde, l’autre monde, la vraie vie, la seule vie ? » [EP, 76].

Arc de Triomphe : « Voici que mon existence m’était offerte non plus dans le morcellement de chaque seconde, mais en un tout unique, indivisible, dont un seul regard, un seul instant me donnait la possession parfaite. […] Il n’y avait plus de passé ni d’avenir : je m’apparaissais à moi-même hors du temps […]. Je pus me contempler, pendant quelques instants, dans une lumière d’éternité » [EP, 37].

Enfin rue du Dragon : « L’invisible ne filtrait plus goutte à goutte, il coulait à flots. Et il n’en reste que cela, rien, alors que l’incandescence de ces secondes ne s’est jamais atténuée en moi… » [EP, 37-38].

De ces expériences, Claude Mauriac nous dit n’avoir jamais « compris le sens » [EP, 36]. Modestie sans doute. Mais la description qu’il en a tenté indique indubitablement une sorte d’« extase panthéiste ». Les spécialistes du mysticisme parlent d’un « éveil du tréfonds ». Ils nous disent en effet qu’il existe au centre de l’être humain – au-delà du psychisme conscient et inconscient dont s’occupent les sciences psychologiques et psychanalytiques – une zone mystérieuse, qu’on pourrait appeler aussi organe ou capacité, qui nous met en rapport avec l’étoffe de l’univers, ou comme disent les Orientaux avec « la flamme des choses » – et, pour les croyants, avec Dieu. Capacité habituellement assoupie mais qui peut, sans cause apparente, se réveiller et provoquer cette révélation à la fois fulgurante et inexprimable qui, dans le domaine naturel, change le regard sur le monde. L’être touché en son centre a l’impression qu’un voile se déchire et qu’il voit la réalité des choses, ce que certains ont appelé leur « surréalité ». Révélation, nous dit Claude Mauriac, « péremptoire, définitive et décisive qui se suffisait à elle-même » [EP, 36]. La même peut-être qui arrachait à Rimbaud ce cri : « C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté. – Par l’esprit on va à Dieu ! Déchirante infortune » [Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, L’impossible, in fine. Livre de Poche, p. 80].

L’expérience méconnue, ainsi reconnue, nous fournirait la clé de la tentative démesurée de Claude Mauriac, entassant les volumes du Temps immobile, dans l’espoir de faire accéder le lecteur à cette « éternité parfois » (le mot éternité apparaît dans les quatre récits) dont il a connu, avec une suprême béatitude, « la fulgurance » et « l’incandescence ». Il a trouvé pour la suggérer l’artifice du montage, emprunté à l’art cinématographique, qui permet, en télescopant les années, de laisser passer dans les interstices, « les infiltrations de l’invisible » (expression qu’il emprunte à Gabriel Marcel) [EP, 16]. Si telle est bien la racine enfouie de l’œuvre tout entière, nous entrevoyons ce « secret » auquel Claude Mauriac fait si souvent référence, mais jamais de manière aussi pathétique qu’en une page d’avril 1938, où au cours d’une méditation nocturne, dit-il, « une phrase s’impose à moi, si fulgurante que je ne pourrai plus l’oublier : Il y a vraiment un secret que nous ne connaissons pas ! Ce vraiment ayant la valeur infinie qu’il prend dans la phrase : “Cet homme était vraiment le Fils de Dieu !” » [EP, 58]. Toute expérience de mystique naturelle touche par quelque côté au surnaturel.

 

« La vraie vie est ici »

Il y aurait lieu sans doute de relever à travers l’œuvre de Claude Mauriac – romans, théâtre, essais, Temps immobile, chroniques littéraires et cinématographiques – les mentions allusives ou explicites de ces « minutes inoubliables ». Cela déborderait mon propos d’aujourd’hui. Un dernier texte pourtant, saisissant, et qui rapproche les deux plus anciennes expériences, les plus marquantes certainement, celle de Vémars et celle du Bois de Villeron. Il se trouve dans ce petit livre confidentiel : Qui peut le dire ? (Éditions l’Age d’Homme, 1985, pp. 193-194)où Claude Mauriac a réuni ses chroniques de La Tribune de Genève entre 1982 et 1984. Dernière chronique. Datée du 28 décembre 1984 :

« À l’aller et au retour, vu de l’autoroute, le bois de Villeron. Et à Vémars, lors de mon dernier tour de jardin, ces quelques arbres dont je n’ose approcher. Un jour de mon enfance, et un autre encore, ici et là, dans le même éclair, la réalité enfin révélée.
Je n’ai cessé, depuis, d’évoquer ces deux expériences. Et d’essayer de les raconter, de les décrire, en sachant que je ne pourrais jamais approcher que de très loin, dans mes récits, cet ineffable, cet indicible purs.
Donc, au débouché de ce sentier creux, dans cette clairière, l’éblouissement. Et là encore, dans cette partie du jardin, enclave merveilleuse, île mystérieuse, qui était notre domaine. En ces deux parcelles, la révélation d’un invisible moins incertain que la réalité même. Seul certain. Péremptoire. Passage de la frontière. Initiation. Ces deux jours-là, le soleil. Voilé légèrement, diffusant une lumière égale, dans le bois de Villeron. Et dans notre jardin, trouant les feuillages et dispensant autour de moi de petites flaques d’ombre et de clarté. Rien d’autre à dire que je tente indéfiniment de redire.
Mais si je ne sais exprimer ce dont j’eus alors la révélation, j’en conserve en moi l’ineffable évidence. Qui a vu ainsi la lumière est sauvé de la nuit. La vraie vie n’est pas ailleurs, elle est là, ici, maintenant, en nous, autour de nous. Je ne sais rien d’elle, sinon que je l’ai vue de mes yeux, que j’ai de mes yeux vu l’invisible.
[…] Si le monde, aussitôt après, s’est de nouveau éteint au soleil même de l’été, la lumière que j’avais alors reçue est demeurée en moi, non pas aussi violente qu’aux moments mêmes de ces deux illuminations mais pas moins évidente aujourd’hui, en moi, plus de cinquante ans après »

 

Si Claude Mauriac prend ici le contre-pied de Rimbaud : « La vraie vie n’est pas ailleurs », il pourrait aussi se réclamer de lui : « Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité ! » [Arthur Rimbaud, Poésies complètes, Livre de Poche classique, 1998, L’Éternité, pp. 239-240]. Mais c’est seulement « l’éternité parfois », il est vrai.

 

Du côté de Ionesco

Pour conclure. Un éclairage complémentaire nous est donné si nous regardons du côté de Ionesco. Claude Mauriac lui-même nous y invite dans la dernière entrée de « L’Expérience méconnue », à propos d’une émission de télévision : « C’est hier soir, au cours de son Musée imaginaire […] Ionesco parle de ces minutes, de ces secondes d’illumination, qui nous découvrent l’Invisible – lumière fugitive, définitive, dont il ne faut plus perdre le souvenir. Il en donne un exemple dans sa vie » [EP, 81, 10 janvier 1977]. Il se trouve que nous avons ce récit publié par Ionesco lui-même dans son Journal en miettes [Eugène Ionesco, Journal en miettes, Mercure de France, 1967, p. 112-114]. Les points de contacts avec l’expérience de Claude Mauriac sont si évidents qu’il n’est besoin d’aucun commentaire.

« Je me trouvais dans une petite ville de province, je devais avoir près de dix-huit ans. C’était une journée lumineuse, un peu avant midi. Une journée de juin, début de juin. Je me promenais devant les maisons basses et toutes blanches de la petite ville. Ce qui se passa fut tout à fait inattendu. Une transformation subite de la ville. Tout devenait à la fois profondément réel et profondément irréel. C’était bien cela : l’irréalité mêlée à la réalité, les deux s’imbriquant étroitement, indissolublement. Les maisons devenaient plus blanches encore, très propres. Quelque chose de tout à fait neuf dans la lumière, virginal dans la lumière, un monde inconnu et qu’il me semblait connaître éternellement. Un monde que la lumière dissolvait et qu’elle reconstituait. Une joie débordante surgissait de mes profondeurs, chaude et comme lumineuse, elle aussi, une présence absolue, une présence ; je me suis dit que cela était la « vérité », sans savoir comment définir cette vérité. Sans doute, aurais-je tenté de la définir, qu’elle se serait évanouie. Je me suis encore dit que si cet événement avait surgi, puisque j’avais vécu cela, puisque je savais tout, tout en ignorant ce que je savais, plus jamais je ne serais malheureux car j’apprenais que l’on ne mourrait pas. Je n’avais plus qu’à me souvenir de ces instants pour vaincre tout souci et toute angoisse futurs. J’avais eu la révélation de l’essentiel, le reste était inessentiel […] »

Ionesco s’est confié plus tard à un ami : « Z. me dit que l’expérience, cette expérience que je lui décris, est tout à fait caractéristique. C’est ce qu’on appelle un satori, une illumination. Il est surpris que cet événement ait perdu sa force et que son souvenir ne puisse plus me soutenir. »

Il n’en est pas ainsi, semble-t-il, pour Claude Mauriac qui, après avoir entendu Ionesco, écrit : « Et je pense, une fois de plus, je revois, je me revois, à Vémars, près de notre « trou », dans les années 25-27, lors des vacances de la Pentecôte, peut-être ; j’ai déjà raconté cela, cette lumière, celle du soleil, particulièrement chaude, dorée, fauve, intense, et qui n’était plus seulement celle du soleil, qui était aussi et d’abord celle de l’éternité. Pendant quelques secondes d’un bonheur prodigieux, je connus une autre vie, un autre monde » [EP, 81-82]. Cette lumière de « l’éternité parfois » éclaire de l’intérieur le Temps immobile et toute l’œuvre de Claude Mauriac.

Jean Allemand
7 décembre 2001

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